Colombia: Le Massacre de paysans à Tumaco est un affront à la paix

Des organisations de défense des droits humains ont signalé que les forces de sécurité avaient tiré sur un groupe de paysans protestant contre l'éradication forcée. Le gouvernement accuse les dissidents des FARC.

Momentos de angustia luego del ataque a los manifestantes en Tumaco. Foto: archivo particular
Traduction par Maria del Socorro Alzate

Le massacre de neuf paysans à Alto Mira et Frontera, dans la région de Tumaco (Nariño), survenu le jeudi 5 octobre, apparemment des mains de la Force Publique, représente au moins trois problèmes sérieux pour le processus de paix en Colombie.  En premier lieu, c’est un affront à l’accord de La Havane, en particulier au point quatre sur les cultures illicites qui met l’accent sur la substitution volontaire. Deuxièmement, il met en question la façon dont la Force publique intervient dans les manifestations sociales, ce qui est en soit un non respect des droits humains du peuple et du droit à la manifestation lui-même. Et enfin, il questionne la possibilité de la voie democratique et l’élimination de la violence dans le post-conflit, plus encore si nous considérons d’autres événements qui se produisent dans différentes parties du pays. Mais avant d’aborder ces questions, il convient de noter que ce qui s’est passé dans le territoire collectif d’Alto Mira et de Frontera habité par environ 4 000 familles, qui pour la plupart tirent leur subsistance de la culture de la coca, n’est pas encore totalement clair.

Dans un bref communiqué publié le 5 octobre à Bogotá par le Ministère de la Défense, l’armée et la police ont affirmé que l’attaque de la population civile avait été menée «apparemment» par quelqu’un ayant le pseudonyme «Guacho» qui dirige un groupe dissidente des FARC et qui force la communauté à protester contre l’éradication. Selon la version officielle, le groupe dissident a lancé «au moins cinq bombes à cylindre contre les membres de la Force Publique et contre la foule qui se trouvait dans la place, puis a attaqué avec des fusils et des mitrailleuses les manifestants et les autorités «, produisant quatre civils morts et quatorze blessés.

Mais une autre est la version du Coordinateur National des Cultivateurs de Coca, Marihuana et Amapola (Coccam) élaborée sur la base de l’information de la communauté qui était présente lors de ces faits. Dans un rapport préliminaire, cette organisation a dit que depuis le 29 septembre la police  avait déployé au moins 1.000 soldats pour mener des actions d’éradication, les paysans alors protestaient contre cette menace et ont mené un siège humanitaire avec aussi un millier de personnes, pour protéger les cultures d’où ils tirent leur subsistance. Mais le 5 octobre, entre 10h30 et 11h00 du matin, la police «sans un mot ouvre le feu indistinctement contre la population».

La Coccam a soutenu contre la déclaration publiée par le ministère de la Défense que «il n’y a aucune trace de l’impact des explosifs dans la région et, de plus, si l’action était contre la police, jusqu’à présent il n’y a pas de rapport de membres de la force publique blessés ou tués. » Voir : comunicado Coccam

D’autre part, le même 5 Octobre,  le Conseil communautaire du peuple noir Alto Mira et Frontera, a signalé,que sa communauté a émis plusieurs avertissements sur les risques auxquels sont confrontés ses membres par la présence de groupes armés qui convoitent le territoire et recrutent des jeunes, provoquant «le déplacement, le confinement de centaines de familles et la terreur dans plusieurs zones». Le Conseil a ajouté que «au cours des dernières semaines, des groupes armés ont exercé des pressions sur des personnes de la communauté appartenant au conseil communautaire, pour que celles-ci assument le rôle de boucliers humains devant l’intervention de la force publique engagée dans l’éradication forcée». Voir :comunicado Consejo Comunitario

Face à cette atmosphère de confusion, un groupe de représentants et d’experts de la société civile, membres de la Commission nationale des garanties de sécurité, a rejeté les événements et a exigé «l’intervention de la Defensoria del Pueblo, du Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Droits Humains et de la Mission II de l’ONU, afin de vérifier la situation dans la région et accompagner les communautés affectées. » Ce groupe a également appuyé la création d’une Mission de Vérification de la société civile pour collaborer à la recherche. Voir : comunicado sociedad civil

Justement, ce dimanche 8 octobre, la Defensoría del Pueblo a publié une déclaration dans laquelle elle dénonçait la responsabilité de la police dans les faits. Selon le document du ministère public, «les manifestants disent qu’ils ont été attaqués avec des armes à feu par des membres de la police anti-stupéfiants. Ils ont souligné qu’au moment de l’incident, il n’y avait pas d’intervention de groupes armés illégaux (dissidents des FARC) ni de lancement ou d’activation de bombes ou de «tatucos», contrairement à ce qui a été rapporté par les autorités. Par conséquent, la Defensoria a demandé au Bureau du Procureur général de mener une enquête spéciale. Voir :comunicado Defensoría

D’autre part, le groupe d’experts a averti que «l’État a le devoir de clarifier les faits et de punir les responsables, empêchant les manœuvres de détourner, d’entraver ou de manipuler les preuves dans les premiers actes d’enquête urgentes,…et le retrait de la scène de crime des membres des forces armées suspectés de participer au massacre. «

Jusqu’à présent, les défenseurs des droits humains parlent de neuf morts et de plus de 50 blessés dans les événements d’Alto Mira et de Frontera, mais le gouvernement parle de huit personnes tuées.

L’éradication forcée rend la substitution irréalisable

Selon César Jerez, un porte-parole national de Coccam, «le meurtre des camarades de Tumaco est terrible et ce qui est évident, c’est l’échec flagrant du gouvernement à se conformer à l’accord de substitution». En plus, il denonce la pression sur le processus d’éradication forcée des cultures de coca qu’a exercé le gouvernement américain mené par le président Donal Trump.

«Le gouvernement américain pousse à mettre l’accent uniquement sur les mesures de force et même à retourner aux fumigations aériennes avec du glyphosate. Et ici, il y a aussi les intérêts des personnes qui se sont enrichies avec des contrats du Plan Colombia dans la prétendue lutte contre la drogue dans le domaine de la fumigation et de l’éradication. Cette pression amène le gouvernement colombien à improviser, à agir avec négligence et à opter pour la violence comme une supposée sortie au problème des cultures illicites «, a déclaré M. Jerez. Voir: La erradicación forzada choca de frente con el proceso de sustitución

Le dirigeant paysan conclut que la stratégie d’éradication forcée finira par rendre l’accord de substitution irréalisable. Selon lui, «le gouvernement est en échec et se justifie en menant de l’avant  l’éradication forcée,  ce qui exprime le cynisme du gouvernement parce qu’il ne peut pas combiner la substitution – qui est de nature structurelle – avec des mesures de force et des actions violant les droits humains».

En fait, le Conseil communautaire des Noirs Alto Mira et Frontera avertit dans son communiqué que malgré l’insistance de cette communauté afro-descendante à mettre en œuvre le Programme national de substitution des cultures à usage illicite, elle a eu un «rythme pachydermique», tandis que l’éradication forcée progresse rapidement sur plusieurs secteurs de notre territoire, témoignant d’une énorme contradiction avec ce qui a été convenu dans l’accord de paix entre le gouvernement national et les FARC-EP. » Le pire de cette situation c’est  que cela a «alimenté l’anxiété, l’incertitude et la méfiance entre beaucoup d’habitants du Conseil communautaire».

Au dire de Mr Jerez, c’est cette tension qui a conduit à cette grave erreur du gouvernement et aux excès de la force commis au milieu de la stratégie d’éradication. Par conséquent, le porte-parole du Coccam demande «une enquête approfondie et que les fonctionnaires responsables de ces meurtres se rendent devant les tribunaux».

La continuité de la violence met la paix en échec

Selon Diego Herrera Duque, président de l’Instituto de Capacitación Popular (IPC), «le massacre des paysans de Tumaco est regrettable encore plus quand on parle de paix, de solution politique négociée, de voie civile, comme alternative pour résoudre les conflits qui existent dans la société. «

Pour lui, c’est  très grave le fait que les paysans colombiens soient progressivement stigmatisés et criminalisés comme responsables de l’augmentation des cultures illicites. Et, en ce sens, c’est très mauvais le message qu’envoie la force publique avec des actions comme celle qui s’est déroulée à Tumaco.

À cet égard, le sociologue et chercheur social, Max Yuri Gil, a insisté sur l’importance de la mise en place d’une commission qui clarifie la vérité sur ce qui s’est passé. C’est grave si les forces armées sont responsables du massacre, mais plus grave serait le fait que l’on ait tenté de cacher sa responsabilité. Donc, si la responsabilité institutionnelle est vérifiée, cela doit être puni avec la plus grande sévérité. «

Le sociologue a mis en garde contre la manière dont la force publique agit contre le droit de manifester. Et il a relié sa réflexion avec la répression violente que les citoyens catalans vivaient en Espagne, lors du référendum d’indépendance. Bien qu’il s’agisse de contextes différents, et dans le cas de Tumaco, il s’agit d’un scénario convulsé, la question est: quelles sont les limites de l’action de la force publique dans une société démocratique?

Le sociologue a ajouté que si le rôle de l’existence de la force publique  n’est pas questionné, en tant que garants, dans un Etat de droit, de normes minimales de coexistence, cela ne veut absolument pas dire qu’ils ont des cartes pour faire quoi que ce soit.

En conclusion, Diego Herrera a déclaré que le massacre de Tumaco est «un événement qui génère une atmosphère de grande hostilité et réitère qu’en Colombie les paysans sont le secteur le plus vulnérable face aux alternatives de paix et aux risques que représentent l’accord actuel avec les FARC et l’accord éventuel avec l’ELN. C’est-à-dire, que les forces obscures et la sale guerre, peuvent être concentrées sur la population paysanne, et justifiées dans ce type d’actions de l’Etat sur la base de la stigmatisation. «

Avec ce précédent, la situation est préoccupante si l’on prend en compte d’autres événements qui ont eu lieu dans le pays, comme l’avancée des groupes paramilitaires, l’assassinat des membres des FARC en voie de réintégration et les attaques et assassinats systématiques des leaders et défenseurs des droits humains; l’événement le plus récent a été la mort par les paramilitaires du leader indigène Ezquivel Manyoma du peuple Emberá Dobida de la reserve autochtonne Dabeiba Queracito située dans la région du Chocó.


Le rôle des grands médias

Le sociologue Max Yury Gil a attiré l’attention sur le rôle joué par les médias dans la couverture de ce massacre, «…j’attire l’attention sur le traitement différentiel que les victimes reçoivent selon l’auteur. Si cela avait été fait par la guérilla de l’ELN ou par les dissidents des FARC, les médias consacreraient les 24 heures par jour au sujet, et nous connaîtrions l’identité des victimes, leur histoire familiale, l’impact sur leurs projets de vie. Mais je suis très frappé par le silence et les euphémismes qui se sont construits sur ce qui s’est passé, en utilisants phrases commme: des incidents sombres, des faits à établir, des victimes de violence … Je crois vraiment que nous sommes confrontés à un massacre commis par les autorités institutionnelles et il me semble que nous devons exiger et ne pas diminuer nos efforts pour connaitre la verité sur ce qui s’est passé «